Du Prozac et des heures sup

Publié le par PL

Jusque là, il pensait être juste un peu dépité par l’ambiance générale, l’élection de Notre Guide et les sondages déprimants d’approbation de Son grand œuvre. Il croyait aussi que cette boule nerveuse qu’il ressentait à la lecture de certains articles, ceux qui rappelaient que les plus riches gagnaient toujours plus sans travailler plus tandis que les plus pauvres perdaient de leur maigre pouvoir d’achat et étaient toujours plus nombreux, n’était qu’une saine colère. Il s’était aussi persuadé que sa résistance de plus en plus fréquente à la frénésie de consommation était le fruit d’une sagesse acquise avec l’âge. Il eut donc un choc ce matin là, quand son cerveau capta enfin le message asséné depuis plusieurs semaines déjà. Tous les matins, plusieurs fois par matinée, il avait pourtant entendu l’un de ces spots. Celui-là commençait par « un jour je me suis rendu compte que mon père ne riait plus ». Et si c’était aussi simple que ça : n’était-il tout bonnement pas victime de la maladie visée par cette campagne ? Oui, forcément, son peu d’entrain à applaudir les succès de Petit Frère alors que la population plébiscitait Ses réussites, son manque d’enthousiasme à craquer pour l’iPhone, son obstination incompréhensible à refuser de se doter d’un GPS, son abattement matin et soir à l’annonce des mesures de progrès qui conduisent la France vers la modernité, son opiniâtreté à conserver ce téléphone mobile aveugle, oui tout cela ne pouvait être que la liste des symptômes de sa dépression.

Alors il en parla un peu autour de lui, à mots couverts d’abord puis plus ouvertement. Il s’aperçut ainsi qu’il n’était pas seul, et il put saisir l’ampleur de l’épidémie : nombreux étaient ceux qui comme lui avaient eu la révélation radiophonique récente de leur mal. Il fallait qu’il consulte ; il savait que le Prozac ferait des miracles. 

Dès les premières semaines de traitement, il sentit le mal régresser. Il s’acheta un GPS ainsi qu’un téléphone mobile doué de la vision et d’un bel écran couleur. Il contracta un crédit pour s’offrir un magnifique écran plat LCD sur lequel s’épanouissait en haute définition le visage ravi de Jean-Pierre Pernaut. Il comprit alors ce qu’aucun économiste, aucun conseiller présidentiel n’avait osé avouer, que le Prozac avait un pouvoir jusqu’alors inconnu, celui de relancer la croissance. 

Bien qu’il allât mieux, il n’arrivait pas encore à L’admirer lors de Ses apparitions quotidiennes mais comme il était maintenant devenu tolérant au Jean-Marc Sylvestre, tous les espoirs étaient permis. 

7h42, la voix annonça « les nouvelles heures supplémentaires, c’est plus de souplesse pour les entreprises et plus de pouvoir d’achat pour les salariés… ». Il ne s’en était pas encore rendu compte mais la campagne contre la dépression avait cessé depuis plusieurs jours, remplacée par une nouvelle, contre une autre maladie : la maladie des 35 heures. Il frissonna ; et s’il l’avait aussi celle-là ? Heureusement, la pilule du bonheur agissait. Il se leva, décidé à se battre contre cette nouvelle affection, décidé à réclamer, dès ce matin, quelques heures supplémentaires.

Publié dans leplec

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