En désenchantant

Publié le par PL

Il se souvient à peine de cet après-midi pluvieux de son enfance où, cloué au lit par la varicelle, il écoutait les grandes ondes sur le poste Radiola rouge qui dans un son assourdi déversait les tubes du moment, entrecoupés, déjà, de publicités pour « Ok Coral » ou le shampoing « Dop ». Mais il se souvient de cette chanson qu’il avait immédiatement adorée, même s’il ne percevait pas alors la portée des paroles : « le rire du sergent/la folle du régiment/la préférée du capitaine des dragons... ». Etait-ce son premier contact avec Michel ou l’avait-il déjà entendu auparavant, il ne pourrait le dire, mais il gardait un souvenir extrêmement prégnant de cet instant là.

Michel, c’était non seulement sa madeleine de Proust mais le paquet entier. Il se souvient de la mélodie entraînante des « bals populaires », de la « maladie d’amour » qu’il était persuadé d’avoir attrapé en croisant les beaux yeux si bleus de la petite Christine. Plus tard, « en chantant » – « Quand elle s'est déshabillée/J'ai joué le vieil habitué/En chantant./J'étais si content de moi/Que j'ai fait l'amour dix fois/En chantant » – constituera sa première priapée et éveillera ses émois d’adolescent. Et « le France » ! Il avait aujourd’hui encore les larmes aux yeux quand il entendait cette chanson qui n’a pas pris une ride.

A cette époque, il n’avait pas saisi le regret douteux du colonialisme du « temps des colonies », ni l’apologie de la peine de mort de « je suis pour » : il avait aimé ces chansons pour ce qu’elles n’étaient pas. Avec le recul, même s’il n’était pas d’accord avec Michel, il admirait le courage de ses prises de position ; et puis, Michel, c’était un peu comme ces parents aux idées douteuses que l’on fini par occulter parce qu’ils nous ont tant apporté petit : ce grand-père, d’origine italienne, espagnole ou polonaise, qui vote Le Pen depuis tant d’années, depuis qu’il a été déçu par le communisme, mais qui nous a appris à pêcher, à reconnaître les cèpes, les girolles, les coulemelles ; cet oncle, un peu alcoolique, qui veut « foutre les arabes dehors » dès qu’il a dépassé sa dose limite d’apéritif anisé, mais qui nous a enseigné la pétanque et avec qui nous avons disputé des parties de boules mémorables.

Il l’avait écouté à la radio, il avait acheté ses disques, d’abord des 45 tours qu’il se passait en boucle dans son mange-disque orange, puis des 33 tours, des cassettes pour son autoradio et, plus récemment, il avait racheté « l’intégrale » en disques compacts. Mais, à son grand regret,  il ne l’avait jamais vu en concert. Aussi, quand sa compagne lui offrit le dernier album et les deux places à soixante-dix Euros pièce pour le prochain spectacle, il ressentit une émotion particulière : il allait, enfin, après toutes ces années, rencontrer en chair et en os celui qui l’avait si longtemps accompagné.

Il glissa avec impatience le CD dans le lecteur du salon. Il écouta d’abord l’album d’une traite, sans faire particulièrement attention aux paroles, juste pour le plaisir d’écouter cette voix si familière et toujours aussi chaude. Puis il remit machinalement la plage de « Allons danser », comme si son subconscient avait détecté quelque chose, quelque chose d’un peu anormal, quelque chose d’un peu étouffant. Il réécouta la chanson en suivant les paroles sur le livret : « Dire aux hommes qui se sont échoués/Qu'on peut refaire sa vie plusieurs fois/Sans un mot tout recommencer/Se prendre en charge, et pas charger l'État. Dire aux enfants qu'on va changer/L'éducation qu'ils ont, par celle qu'ils n'ont pas./Ajouter qu'il faut travailler […]Parlons enfin des droits acquis/Alors que tout, tout passe ici bas./Il faudra bien qu'on en oublie/Sous peine de n'plus jamais avoir de droits.». « Avantages à qui ? » Se demanda-t-il en sentant remonter toutes ces paroles refoulées, cette overdose de pensées réactionnaires enfouies dans sa mémoire et qui lui correspondaient si peu ; elles remontaient à la surface de sa conscience comme un reflux de sucs gastriques le long de l’œsophage, brûlant au passage ses illusions d’enfants.

Alors, dans un geste désabusé, désenchanté, il prit les deux billets et les déchira lentement. Bizarrement il n’y avait aucun regret dans cet acte, au contraire, il ressentait une sorte de soulagement inattendu, de libération d’un poids étrange qui encombrait depuis si longtemps les tréfonds de son âme.

Publié dans leplec

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